La brève juridique N°69

La brève juridique N°69 parue le 12 / 05 / 2020

Accès au prétoire, communication des documents aux concurrents évincés, et pratiques anticoncurrentielles ; autant d’enjeux importants sur lesquels le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer dans cette période si particulière.

Chacune de ces décisions a apporté une nouveauté importante liée à ces problématiques : précision sur les voies de recours, obligation de communication de documents, et assouplissement du lien causal dans la recherche d’une pratique anticoncurrentielle.

 

Département Tarn et Garonne, une nouvelle voie s’ouvre

Jurisprudence des plus célèbres,  « département Tarn-et-Garonne »[1]  a ouvert aux tiers une voie de droit spécifique leur permettant de contester la validité du contrat ou certaines de ses clauses devant un juge de plein contentieux. Cette décision importante laissait néanmoins planer quelques doutes. En effet, « Le Conseil d’Etat avait, dans son arrêt Tarn et Garonne précité, posé que seul peut engager ce recours un « tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine ». Et toute la portée de la présente décision se concentre sur cette marge d’appréciation.

Depuis 2014, plusieurs exemples de tiers susceptibles d’être lésés nous avaient été donnés : membre de l’organe délibérant, concurrent évincé, préfet ; ces requérants ont toujours intérêt à agir. La décision du 27 mars 2020 ouvre une nouvelle voie importante.                                                                 

 En l’espèce, plusieurs requérants se prévalant de leur qualité d’usagers du service public et de contribuables locaux ont contesté un avenant au contrat signé entre la métropole du Grand Nancy et les sociétés ERDF et EDF de concession du service public du développement et de l’exploitation du réseau de distribution et de fourniture d’énergie électrique aux tarifs réglementés. Ils dénonçaient d’une part, la validité des clauses relatives à la délimitation du périmètre des ouvrages concédés, dont ils estimaient qu’elles n’incluaient pas certains dispositifs dans les biens de retour, d’autre part, celle des clauses relatives à l’indemnité susceptible d’être versée au concessionnaire en cas de rupture anticipée du contrat, et dont l’application pouvait excéder le montant du préjudice réellement subi par ce dernier et constituer.

  • Les contribuables locaux peuvent-ils se prévaloir d’un intérêt susceptible d’être lésé de façon suffisamment directe et certaine?

 

Le considérant 4 tout en répondant à la question, en soulève de nouvelles :

« 4. Lorsque l'auteur du recours se prévaut de sa qualité de contribuable local, il lui revient d'établir que la convention ou les clauses dont il conteste la validité sont susceptibles d'emporter des conséquences significatives sur les finances ou le patrimoine de la collectivité ».   Si la notion de conséquences significatives constitue une marge d’appréciation importante pour le juge du fond, cette décision crée un alignement important sur le contentieux d’annulation des décisions. La cour suprême administrative avait en effet déjà énoncé quun contribuable communal n'a intérêt à agir pour demander l'annulation d'une délibération d'un conseil municipal emportant une perte de recettes ou des dépenses supplémentaires que si les conséquences directes de cette délibération sur les finances communales sont d'une importance suffisante[2]. La solution, en ouvrant un petit peu plus le prétoire renforce l’attrait de ce recours.

 

CE 27 mars 2020 M.I.H, n°426291

Principe du contradictoire et communication des documents : nouvelles précisions du Conseil d’Etat

Toulouse, Lyon, et peut être Paris ! La privatisation des aéroports avance à marche forcée depuis 2015[3], en dépit des nombreuses interrogations économiques mais aussi juridiques. La décision du 27 mars 2020 du Conseil d’Etat apporte un éclairage nouveau sur la communication des documents d’un appel d’offres aux administrés.

En l’espèce, une association luttant contre l'extension et les nuisances de l'aéroport de Lyon Saint-Exupéry ACENAS a sollicité de l’Agence des participations de l’Etat (APE) la communication de l’intégralité du dossier relatif à la cession au secteur privé de la participation majoritaire de l'Etat dans le capital de la société Aéroports de Lyon.  L’APE a transmis aux demandeurs le cahier des charges de l’appel d’offres et les six avis émis par la Commission des participations et transferts (CPT). Elle leur a en revanche indiqué que les autres documents demandés, notamment les offres des candidats et le contrat de vente signé, étaient entièrement couverts par le secret. Le tribunal administratif de Paris a approuvé cette position par un jugement que les requérants ont contesté devant la cour administrative d’appel de Paris, laquelle, confirmant la décision en première instance a transmis le pourvoi en cassation.

La décision du 27 mars s’articule autour de trois éléments importants, dont l’un apparaît novateur :

  • Sur l’office du juge :

 

Le Conseil d’Etat rappelle qu’en cas d’absence de qualification législative d’une pièce, le juge méconnaît son office s’il n’apprécie pas lui-même le caractère communicable du document. Ce refus d’examen automatique contrevient au principe d’égalité des armes, puisque l’instruction ne permet pas toujours de déterminer le caractère communicable sans examen plus profond.

 « En revanche, lorsque le contenu d'un document administratif, comme le contrat de vente de titres détenus par l'Etat, n'est défini par aucun texte, le juge ne saurait, au seul motif qu'il est susceptible de comporter des éléments couverts par un secret que la loi protège, décider qu'il n'est pas communicable, sans avoir au préalable ordonné sa production, hors contradictoire, afin d'apprécier l'ampleur des éléments protégés et la possibilité de communiquer le document après leur occultation » (point 5)

  • Equilibre entre préservation des intérêts commerciaux et transparence, une certitude : l’appréciation au cas par cas !

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Rappelons-nous : le Conseil d’Etat a déjà jugé que l’acte d’engagement, le prix global de l’offre de l’entreprise attributaire et les prestations qu’elle a proposées sont communicables. Mais ne l’est pas, en principe, le bordereau des prix unitaires qui reflète sa stratégie commerciale[4] , le juge privilégiant alors la protection du secret des affaires sur  l’intérêt d’un « contrôle citoyen » dans un souci de sécurité juridique. 

 En l’espèce, la juridiction suivant les conclusions du rapporteur évoquant un « travail d’échenillage un peu laborieux mais nécessaire » confirme dans son point n°6 que « les (…) documents qui devaient comporter des informations relatives notamment au prix et à « la structure d'acquisition » ou à sa « structure financière », au « projet industriel, stratégique et social » du candidat, y compris « les principaux axes de sa politique », notamment en termes de « développement du trafic » ou « d'extension des capacités » n’étaient pas communicables ».

Cet examen précis confirme la nécessaire appréciation au cas par cas de la teneur des documents en vue du respect du principe du contradictoire.

  • La distinction importante entre droit à la communication de documents et droit d’accès aux informations

 

Dernier éclairage, et non des moindres, le Conseil d’Etat distingue dans le point 8  « le droit à la communication des documents administratifs qui ne se confond pas avec un droit d'accès aux informations »[5]. La décision annule ainsi le jugement en soulignant « l’erreur de droit (commise) en jugeant légal le refus de communiquer les offres des candidats au seul motif que les éléments qu'il estimait communicables (…) figuraient dans les différents avis de la commission (…) et que ces avis étaient publics ».

Suivant les conclusions du rapporteur public précisant que « la communication du document d’origine pouvait présenter un intérêt propre, par sa présentation, son architecture, l’agencement des informations qu’il contient ou encore par ses omissions, les demandes d’accès pouvant aussi avoir pour but de vérifier qu’un document ne contient pas telle ou telle information », le Conseil d’Etat appelle l’administration à faire un réel effort de communication.

CE du 27 mars 2020, ACENAS n° 426623

 

Responsabilité solidaire des sociétés en cas de pratique anticoncurrentielle

Concept extirpé du droit communautaire par le législateur, l’entente entre entreprises continue de biaiser l’attribution de certains marchés. L’autorité de la concurrence détient un pouvoir de sanction important, de plus en plus exercé[6]. Parallèlement, le juge administratif continue audacieusement de bâtir des mécanismes de protection pour les acheteurs.

Il s’agissait ici de trois ex- « marchés à bons de commandes » signés au début des années 2000 dans le but d’assurer la signalisation des belles routes de l’Orne. Le 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, pour s'être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale. Condamnée par le tribunal administratif à réparer le préjudice subi par l’acheteur, l’une des sociétés s’est pourvu en cassation contre l'arrêt du 27 avril 2018 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté son appel contre ce jugement.  La requérante contestait le montant de sa condamnation et par là son implication reconnue dans les faits par les décisions de justice alors même qu’elle n’avait candidaté qu’à un des marchés litigieux.

Les juges du Conseil d’Etat précisent en deux temps les contours de la responsabilité solidaire en cas d’entente. Une entreprise peut d’abord voir sa responsabilité engagée si son action a pu avoir un impact sur la procédure, quand bien même elle n’aurait pas candidaté :

« 2. (…) lorsqu’une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire.

Par ailleurs, la cour suprême administrative souligne que le comportement des entreprises doit s’apprécier globalement sur la période d’entente, et ne peut être corrélé strictement à une procédure spécifique :

« 3. (…) le comportement fautif de la société Signaux Girod était en lien direct avec le surcoût supporté par le département de l'Orne lors de l'exécution des marchés à bons de commande passés en 1999, 2002 et 2005 et, d'autre part, que sa responsabilité solidaire était engagée, alors même qu'elle n'avait présenté qu'une offre en 2002 et aucune en 1999 et 2005, la cour n'a pas commis d'erreur de droit. »

La Conseil d’Etat rejetant le pourvoi, confirme la souplesse d’appréciation du lien causal entre l’action d’une entreprise et une procédure donnée. Cette décision sévère fait écho aux engagements annuels de l’Autorité de la concurrence décidée cette année à mettre l’accent sur la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles dans les marchés publics[7].

CE 27 mars 2020 Lacroix signalisation - Signalisation France - Signaux Girod, n°421833

 

[1] CE Ass, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994

[2] CE 1er juin 2016, Commune de Rivedoux-plage n°391570

[3] 2015 privatisation partielle de la société de gestion ATB Aéroport Toulouse Blagnac

[4] CE, 30 mars 2016, Centre hospitalier de Perpignan, n° 375529

[5] En se fondant sur l’article L. 311-1 du code des relations entre le  public et l’administration

[6] Ex : Autorité de la concurrence, Décision 19-D-06 du 19 avril 2019

[7] Feuille de route 2020 de l’Autorité de la Concurrence publiée le 09/01/2020

 

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